Le Baiser, Saint Jean Baptiste et La Femme assise

« L'état de l'actuel montre une prédominance du fragment comme forme principale d'expression, comme principe de représentation, comme technique ; comme sujet pourrait-on dire. Cette remarque générale se vérifie plus précisément dans la sculpture. Le sculpteur aime-t-il plus que tout autre montrer un bout de quelque chose? Son art consiste-t-il à façonner des morceaux de chose sans queue ni tête ? Compose-t-il un champ de ruines lorsqu'il les met ensemble ? Fait-il de l'introspection archéologique ou sociale dès qu'iil en parle ? L'artiste enfin est-il contraint par l'air du temps à des compositions amputées ou est-il mû par une véritable jubilation à faire surgir des formes surprenantes de ses mains ? Cela dit, quoiqu'il fasse, il triture les matériaux avec une telle obstination que l'on penche plutôt pour une raison venant du fond de lui-même ; l'artiste ne peut produire avec une telle constance sans plaisir véritable, ni sans amour de la matière, cette matière qui se pense elle-même j'entends, c'est-à-dire cette matière qui est lui-même.

Frédérique Nalbandian utilise avant tout la technique du moulage et tire d'elle-même des fragments de formes énigmatiques constituées d'empreintes de doigts laissées sur l'estampage d'une mince feuille de plâtre fortement appuyée dans une coquille lisse comme l'air. Ce sont des sculptures de lambeaux qui évoquent une continuelle caresse intérieure.

L'artiste voudrait bien reconstituer les parties manquantes afin de combler les vides qui séparent les morceaux et que la forme initiale apparaisse véritablement. Cependant, le moulage et la copie coulée en plâtre sont en sculpture une étape intermédiaire située de manière précaire entre deux matières, entre deux mondes, et cela d'autant mieux que le modèle est impalpable et que l'épreuve ne peut plus être coulée dans l'empreinte transformée en oeuvre originale. Ainsi la blancheur académique du marbre est repoussée par un spectre en plâtre blanc. Alors le fantôme de l'installation hante les oeuvres comme dans un musée d'art contemporain transformé en site archéologique.

L'artiste voudrait tout à la fois bénéficier de la rigueur froide de Donatello, de l'exubérance sensuelle de Rodin et de la conception perverse de la matière rongée par la lumière de Giacometti. Le reste, elle s'en lave les mains. Pourtant, cette perte d'elle même, cette substance infime qui s'en va melêe d'eau savonneuse par la vidange du lavabo l'angoisse énormément. Elle tente de la récupérer pour modeler une sculpture. Mais c'est comme de vouloir retenir une idée en se mettant la tête dans un sac étanche. Les enjeux politiques d'une oeuvre tiennent à peu de chose. L'artiste est souvent perdue dans ses propres émotions. Pourquoi l'une de ses compositions évoque-t-elle des figures en pied figées comme une forêt pétrifiée, comme des hommes transformées en statue de sel qui se seraient retournés sur on ne sait trop quel interdit ? Le blanc du plâtre donne un effet de flottaison ; un effet d'âme dit l'artiste sans aller plus avant. Elle ajoute que l'art lui permet de reconstituer le monde à une taille plus raisonnable de sorte qu'il tienne sur un tapis volant. »

Dominique Angel, 1999.