Née Rosa canina, simple couronne de pétales de l’églantier rustique, la rose traversa les continents depuis les contreforts du Caucase vers la Chine et l’Europe jusqu’à nous. Durant ce long périple, ses admirateurs enrichirent son parfum et multiplièrent ses pétales. Passant d’Arménie en Sicile, elle nous arriva sur des navires grecs qui la déposèrent aux ports de Nice et d’Antibes. Au terme de cette errance, Rosa la Rose avait perdu sa sauvagerie première : déjà on la nommait Rosa gallica : reine des fleurs, bouton soyeux de l’aurore, cœur sanglant de Vénus. De la Perse aux Colonnes d’Hercule, son parfum embaume l’atmosphère du monde méditerranéen. Qu’aujourd’hui cette fleur, qui s’est nourrie de tant de paysages et de cultures différentes au cours de son errance, reçoive le nom d’Alexandra David Neel, sonne comme une évidence.
Grande connaisseuse des religions orientales, mais aussi aventurière intrépide qui se fit mendiante pour atteindre Lhassa interdite aux étrangers, Alexandra David Neel (1868-1969), avait senti vibrer au fond d’elle-même un atavisme nomade. Anarchiste, franc-maçonne, ascète et bouddhiste, elle a toujours choisi de fuir une société qui ne satisfaisait en rien ses aspirations.
C’est ce croisement de destins que le Musée Gassendi propose aujourd’hui comme un objet de méditation à Frédérique Nalbandian.
Il y a quelques années, Frédérique Nalbandian avait érigé au Jardin des Cordeliers, au milieu d’un parterre d’iris blancs, violets et bleus, une colonne formée de tronçons cylindriques en savon moulé : La colonne aromatique. Depuis lors, elle a dressé d’autres colonnes que nous retrouvons dans l’exposition, des fûts et des chapiteaux tout parsemés de roses, certains où les fleurs viennent d’être sculptées d’un canif incisif, d’autres qui ont déjà subi les outrages du temps. La fragilité de ce savon et la douceur légèrement parfumée de sa peau, établit une sorte de contraste avec la verticalité orgueilleuse de la colonne. Elle rend paradoxal l’emploi de ce matériau pour un objet destiné à affronter les rigueurs de la pluie et du vent. C’est pourtant justement cet aspect qui intéresse l’artiste. Elle ne songe nullement à dresser des figures héroïques dans l’éternité du marbre. Au contraire, ce qui la retient relève d’une poétique de l’éphémère à la recherche d’un monde sensible à sa propre fragilité, un monde de fleurs et de pétales aussi fugaces que notre destin. La rose des poètes est devenue depuis longtemps le symbole de l’éphémère : « et rose elle a vécu ce que vivent les roses, l’espace d’un matin ». Les latins attachaient volontiers à la rose l’adjectif brevis, dont on voit bien qu’il s’applique parfaitement au savon. Sculpter des roses dans cette masse instable, c’est élever un hymne à l’impermanence des choses humaines, et s’agissant de l’art de la sculpture, c’est faire un bout de chemin au côté de Giacometti et non d’Arno Brecker.
La rose est sans doute une des fleurs auxquelles on a prêté le plus de significations. La culture occidentale l’a attachée aux grandes passions humaines. Elle accompagne Aphrodite et notre Saint Valentin ; elle porte le souvenir filial sur la tombe des êtres aimés. À l’articulation de la passion et de la mort, l’éventail de ses formes et de ses coloris chante la tendre musique des pulsations du temps. Ainsi, sous le titre générique Appassito, qui, en français signifie flétri ou fané, Frédérique Nalbandian a réalisé cinq dessins qu’on retrouve sur la tribune de la salle des sciences, dialoguant avec les œuvres de Paul Armand Gette et avec rosa damascena, de Herman de Vries, livre-herbier contenant des boutons de rose séchés exhalant un discret parfum. Le pastel sec mêlé d’eau savonneuse sur du papier velours donne à ces fleurs, au seuil de leur déclin, une tendreté que font chatoyer des rouges et des carmins tirant vers le rose. Le lavis qu’elle obtient en mouillant la poudre des pigments accentue encore la sensation de tremblement du temps.
On va retrouver ce climat dans les salles du Musée Gassendi sous plusieurs formes en dans divers espaces. La Colonne aromatique qui s’était effondrée en 2017, a survécu aux transformations de son matériau. Avec le Temps, « ce grand sculpteur », disait Victor Hugo, le savon s’est chargé de différentes couleurs. Certains blocs ont pris des teintes chaleureuses, la masse délavée virant au mordoré. D’autres au contraire ont été couverts par un léger voile de blancheur, comme si une calcification s’était posée à leur surface. À l’évocation de ce voile léger qui couvre les tronçons de colonne vieillissants, je propose au visiteur de jeter un coup d’œil dans la salle d’art ancien. Venant du Musée de Dijon, une Dame à sa toilette aurait dû l’attendre, qui n’a pas pu venir. Rappelant la célèbre Sabina Poppaea, la carnation somptueuse de cette Dame à sa toilette, presque entièrement couverte d’un nuage de tissu éthéré, exhibe sa nudité que souligne la légèreté du voile. À l’ivoire de sa peau, resplendissante de jeunesse, s’oppose sur ce tableau, l’ocre mat des deux atlantes supportant un miroir où se reflète partiellement son visage. Tout pousse à voir dans ce contraste, et dans les objets qui entourent la Dame, le registre allégorique des Vanités qui déroule les thèmes du passage du temps. Ainsi l’image réunit- elle, dans une ambiguïté bien propre au maniérisme français, une jouissance érotique déclarée et l’angoisse qu’instille l’imminence de la mort. Les bijoux et les soieries que la servante tire d’un profond cassone dans le fond de l’image ; la présence du miroir ; la chair qui côtoie les roses qui se fanent au premier plan, sont autant de rappels codifiés des paroles de L’Ecclésiaste : Vanitas vanitatum, omnia vanitas.
L’idée d’inviter ce tableau à dialoguer avec les sculptures en savon de Frédérique Nalbandian était très judicieuse. Ce matériau fragile symbolise en effet l’extrême sensibilité de l’artiste à l’usure du temps. On pourrait même dire que Frédérique Nalbandian est animée d’une sorte de grande pitié pour l’entropie du monde comme aussi pour la déchéance qui touche certaines de ses pièces érodées et ruinées par leur longue exposition à la pluie. C’est sans doute ce qui explique qu’elle a décidé d’en recueillir quelques-unes, de leur assurer une nouvelle existence ou, comme elle dit joliment, de leur offrir une « retraite pacifique ». C’est ainsi qu’elle offre à notre regard, simplement posés au sol, des morceaux ayant appartenu à tel ou tel ensemble. Le spectateur peut avoir l’impression de contempler un champ de ruines mélancoliques comparable à celui que saluait jadis le comte de Volney méditant sur la chute des empires. Et pourtant, peu de chose suffit parfois pour que ce qui semblait abandonné, retrouve sa dignité grâce à une manière différente de le donner à voir.
Dans son atelier où il changeait souvent ses sculptures de socle et d’éclairage, Brancusi avait développé un véritable art combinatoire des formes.
L’histoire de ces possibilités nouvelles avait été inaugurée par Rodin, lorsque celui-ci s’était mis à exploiter des fragments de corps qu’il recomposait dans des arrangements inédits. Cette technique lui avait paru si fertile qu’il s’était mis à produire par moulage de multiples fragments qu’il utilisait ensuite pour ces combinaisons. Bien que, traditionnellement, le moulage soit un geste ancillaire, qui ne fait que reproduire au lieu d’inventer, Rodin en avait fait un geste proprement créatif. Par leur multiplication même, ces objets – bras, pied ou main –, perdaient leur valeur référentielle et narrative. Il les ressaisissait alors dans ce qu’on a nommé assemblages, espace libéré de la logique du corps où ces combinaisons imprévues provoquaient de puissants effets esthétiques.
Engagée dans un travail qui s’appuie sur le moulage, Frédérique Nalbandian reprend à son compte cette liberté explorée par Rodin dans ses assemblages. La série des Retraîtes pacifiques (2018 - 2020) offre quelques-uns de ces jeux de formes : par exemple, un bloc de savons ruiné par l’érosion est installé sur un bloc de marbre blanc. Bien droit et travaillé au ciseau, le marbre du socle affirme sa prétention à durer. À son sommet, penché au risque de la chute, un bloc de savon jauni expose au contraire son usure et sa précarité. Mais le fait qu’il soit présenté dans une position en équilibre instable sur un noble support, réveille l’attention du spectateur : il scrute d’un œil vigilant cette surface endolorie et les effets de moiré qui la font vibrer sous la lumière et lui redonnent vie. Ailleurs, et avec la même application, il regardera certains blocs de savon dont l’intérieur desséché lui est désormais visible. Là il découvrira toute une géologie, un enroulement spectaculaire de strates provoquées par quelque mouvement hercynien originel. Ainsi, bien que négligé, le matériau amorphe qu’est le savon s’enrichit de modulations plus riches que celles du porphyre même.
L’art de Frédérique Nalbandian explore la fragilité des choses et les basculements qui s’opèrent sur les seuils de l’existence. Pensons à Eurydice remontant du séjour des ombres, pleine d’espérance en chemin vers Orphée. D’un instant à l’autre, la voilà qui disparaît pour toujours dans les profondeurs de la nuit. Frédérique Nalbandian est d’abord sensible à l’incertitude qui pèse sur le sens de ce que nous faisons. Qu’on se souvienne des trois grands corps qu’elle avait installés à Montélimar, au château des Adhémar : sur une âme de plâtre qui s’élevait, puissante, dans le fond de la chapelle, elle avait fait couler une nappe de savon, comme un manteau dont les plis s’affaissaient en cascade jusqu’au sol. Poussée vers le haut ; poussée vers le bas.
Cet imaginaire du retournement qui menace, Frédérique Nalbandian va en tirer profit au Musée Gassendi en s’appuyant sur la structure de l’escalier, dispositif architectural ascendant et descendant à la fois. Puisqu’elle travaille ici avec des roses, elle marquera celles-ci de cette ambivalence destinale toujours inquiétante. Nous ne verrons donc pas des fleurs dans leur fraicheur printanière : elles seront recouvertes d’une carapace de plâtre, comme préparées déjà pour une hypothétique éternité. Des fleurs-sculptures si l’on veut, minéralisées afin de braver le temps. Ces roses sont suspendues le long des volées de l’escalier qui alternent leurs mouvements sur trois étages. Nul ne sait si elles montent vers le ciel comme un hymne joyeux ou si elles tombent du plafond dans leurs chrysalides de plâtre, mortes avant d’avoir vu le jour, comme Eurydice précipitée au fonds de l’Érèbe par l’impatience d’Orphée.
Henry Moore a produit, sous le titre Upright Motiv, au mitan des années 50, une série de pièces dans lesquels il dresse l’un sur l’autre des fragments aux origines apparemment diverses : des pierres, des vertèbres, un mélange de minéral et de vivant qui produit tant bien que mal une dynamique verticale. Il règne sur ces compositions l’atmosphère indécise que provoque la vision d’Ézéchiel contemplant la vallée couverte d’ossements desséchés à qui sa parole prophétique devra redonner vie. L’œuvre de Frédérique Nalbandian se place exactement sur ce seuil de l’espérance que produit l’acte même de créer. Ce qui déplace la limite entre la vie et la mort c’est l’endurance de la volonté, comme jadis Alexandra David Neel. Les roses qui tombent comme pluie le long des escaliers sont comme les témoins d’un basculement possible. Cette manière paradoxale de célébrer le vivant en l’enfermant dans une gangue minérale renvoie aux Limbes temporelles où tout demande encore à prendre sens par un geste décisif, par un acte signifiant : la chenille deviendra-t-elle papillon ?
C’est peut-être là, une fois encore, que Frédérique Nalbandian rencontre l’esprit d’Alexandra David Neel. L’exploratrice que rien n’arrêtait avait aussi, gravé au plus profond de son intelligence de l’enseignement bouddhique, le sentiment pascalien de la petitesse de l’homme dans la nature ou, comme elle le dit elle-même, de « la nullité de sa personne » face à l’incommensurabilité du monde. Cette expérience est une sagesse, un point de départ décisif. Avec constance, Frédérique Nalbandian produit, avec ses moyens d’artiste, des images qui diffusent le parfum délicat de cette sagesse. »
Jacques Leenhardt