La disparition du modèle
et sa reproduction

« Actuellement, apparaît, au sein de la culture et de l'art, la nécessité d'une "ré identification" de l'individu, dans son rapport au monde et au temps. L'homme aspire, dans cette période historique, à se replonger dans le contexte de la vie, presque devenu le lieu d'une motivation éthique de son existence et de sa tonalité affective envers les autres et envers les choses. Le but de la pensée humaine, n'est plus tellement celui d'affronter l'analyse et la définition des contenus de la pensée, mais de participer plutôt à la vie des évènements, de manière à partager avec eux la réalité du monde à travers l'acte même de coexister. Se mettant à l'écoute des évènements, l'homme s'expose plus qu il ne s'impose ; cela favorise sa présence et élargit sa compréhension. Il manifeste un désir de vitalité et d'identité dans un monde qui veut l'exclure, en tant que présence et richesse humaine.

La pensée devient donc le lieu d'une variété de traces et de hasards qui coexistent tout en se "partageant". Les médias électroniques ont sans doute profondément modifié les qualités du lieu et de l'espace. La télévision, les téléphones portables, les images vidéos, les internautes, rendent ces informations, autrefois strictement privées, accessibles au monde extérieur et donc, publiques : tout ce qui arrive presque partout, peut se produire n'importe où ; nous ne sommes donc plus dans un endroit bien défini. Ainsi, les médias, changeant la signification collective du lieu tout en violant leurs limites, occupent au maximum l'espace, comme s'il était devenu le fond de scène des événements sociaux. En modifiant les caractéristiques informatives, ces derniers, tels des systèmes d'informations assurés, remodèlent les situations et les modalités des communautés, tout en dévalorisant leur qualité. En effet, chacun peut accéder à une variété d'espaces, mais se trouve déplacé socialement et psychologiquement de sa situation physique respective. L'homme semble jouer des rôles multiples sur des scènes diverses, étant amené à donner à chaque public une version différente.

Dans le contexte de notre société actuelle et de notre situation culturelle, l'oeuvre de Frédérique Nalbandian se développe, en organisant une nouvelle recherche sur la matière liée à la mutation de nos modes d'organisation et de communication, toujours plus virtuels, voir même stériles et austères. L'artiste se trouve immergée dans un monde, qui se multiplie de manière exponentielle sans avenir certain, avec néanmoins un "infini de possibilités", où la vie, au premier chef, recommence toujours au sein d'un songe flottant sur le néant. L'existence devient donc un voyage très rapide dans le temps, pressée par la rudesse des sons et par le clignotement des lumières, où les individus courent sans cesse d'une image à une émotion, puisque l'acte de penser retarde le rapport aux choses. "En effet, celui qui pense ne vit pas, et celui qui articule la pensée, désarticule la vie".

Frédérique Nalbandian évite donc d'utiliser la matière, se présentant comme substance solide et rigide, pour privilégier des matériaux souples et flexibles qui peuvent être modelés et modifiés, comme le plâtre, le savon, la cire et parfois la paraffine, avec lesquels elle aime conserver un rapport expérimental et direct. On ne trouve pas chez elle l'exigence d'une forte tendance au réductionnisme comme dans l'Arte Povera, ni celle de récupérer le « primaire », qui conduit ce mouvement à représenter les éléments de la nature, tels que: la terre, l'eau, le feu, l'air. L'art de cette artiste ne se présente pas comme profondément austère, visant à la « déculturation », à la régression de l'image, à un état « pré iconographique », ou à un engagement au fonctionnement mental et comportemental, dans lequel la créativité tend à combler le vide entre l'art et la vie. Au contraire, elle met en avant certains éléments, issus de notre univers quotidien, tout en récupérant leur mémoire et leurs formes culturelles. Le travail de Frédérique Nalbandian est proche des expériences des Mythologies Individuelles des années 70, au sein desquelles le langage de l'art devient l'instrument, pour retrouver l'étendue de l'être-homme, dans toutes ses directions et ses facultés imaginatives.

Pour cette raison, elle aime employer les potentialités qu'offrent le plâtre, le savon et la cire, matériaux capables de saisir à travers le moulage, les formes et les mémoires déposées dans les objets ou les organes humains. Son acte créatif s oriente donc vers le choix de contenus particuliers, dénonçant ponctuellement dans son ouvre, la perte de notre condition humaine originaire. Le vocabulaire qu'elle emploie, est celui du recouvrement des éléments dispersés dans notre monde quotidien, pour en saisir en négatif la forme, qu'elle reconstruit ensuite en plâtre ou en savon. Son dispositif de travail consiste à briser avec un marteau des fragments de réalité, ou à les « dissoudre », en les exposant aux murs ou sur les sols des lieux d'exposition.

Elle réalise ainsi son projet, c'est-à-dire mettre ces fragments en prise directe avec le spectateur, qui se trouve alors impliqué dans une expérience esthétique. À travers la fragmentation de ces représentations, elle obtient des formes inhabituelles et énigmatiques, tout en conservant leur vigueur, lesquelles restituent par les traces des outils ou des empreintes de ses doigts, le témoignage personnel de ses opérations.

Ce désir de détruire et de modifier la réalité est issue sans doute, de son état intérieur, comme s'il s'agissait de visualiser une propre gêne, susceptible de créer le jeu des émotions. Casser les traits du réel, pour le reconstruire sous forme d images inédites, est un acte créatif de dénonciation, en même temps qu'un geste d'amour, envers l'existence que l'artiste veut sans cesse remplir de significations nouvelles. Par cet acte de transformation et de partage, elle participe en première personne à la vie des choses et des événements, si bien qu elle peut rester avec eux, à travers l'action d'une coexistence réciproque.

Ce qui frappe le plus dans l'ouvre de Frédérique Nalbandian, est ce processus, qui met en scène le toucher de la matière réduite en fragments, laquelle nous restitue le pouvoir de récupérer la vigueur et la mémoire des choses. L'artiste emploie surtout l'empreinte de membres humains, les trous, les canaux, l'épiderme et les met en scène à travers différentes techniques, tels que le moulage, l'assemblage, ou la reconstruction. Son art, comme elle l affirme, "est un jeu qui se situe entre la disparition du modèle et sa reproduction". Ce processus transforme le modèle en oeuvre d'art particulière, car seule la forme superficielle des choses est captée, et non ses caractéristiques fondamentales. Nous nous trouvons donc, face à une transcription et une duplication de la réalité en une autre configuration. C'est en passant par cette conversion et cette manipulation, que se produit l'acte de la dissolution et de la disparition de la substance originelle. En effet, la spécificité de la matrice perd ses attributs de solidité, de résistance et de rigidité. Cette transmutation manifeste une perpétuelle "évocation métaphorique" de la vie, où les indices du temps sont rappelés, comme témoignage et mémoire accumulée par les années. Cette perte de matérialité est donc récupérée et reproposée comme geste artistique, en ce que l'acte de l'empreinte donne la possibilité de transcrire le réel, en une objectivité nouvelle et différente. C'est "l'idée traduite en matière" qui, à travers sa "physicisation", produit une émotivité anthropologique intense et cérébrale.

Dans l'exposition à la Galerie des Ponchettes de Nice, les grandes parois et les piliers d'une partie de l'espace, sont recouverts de filets de nylon, sur lesquels ont été projetés du ciment et du plâtre, des "salissures". Les gravats et les dépôts, accrochés au filet, réfèrent d'une part aux matériaux de construction, « le chantier de la vie », et d'autre part ils prennent ici une acception nouvelle, évoquant la métaphore du tissu connectif humain, riche tant en cellules qu'en déchets.

Frédérique Nalbandian privilégie le mélange du plâtre avec de l'eau, qu'elle emploie de manière "libre". Tel un mécanisme à déformer les objets, elle défigure les traits par des empreintes successives ou par recouvrement, perdant ainsi leurs formes d'origine.

Au fond de la grande salle d'exposition, l'artiste installe un filet de grande dimension contenant du savon : une grande machine à transformer, où l'eau coule, dissout et émulsionne la substance savonneuse, qui devenue fluide, tombe dans un bac enrobé de bitume placé au sol. L'évaporation successive de l'eau pendant les jours de l'exposition, restitue au savon sa consistance originelle. Néanmoins, les composants formels de la sculpture-installation se sont enrichis de formes nouvelles, ainsi que la substance préservant les mémoires de sa propre mutation.

Ces changements d'états nous rappellent l'aspect morphologique de notre société, qui passe d'un flux à un autre, d'une conformation à une autre. Nous sommes toujours plongés davantage dans la mobilité, et dans la non cohérence. »
Enrico Pedrini, 2006